134) L'insoutenable légèreté du numérique
Archives, 11/05/2010
L'aquarelle représentée sur cette photo est-elle vraie? |
De la fragilité et de l'authenticité
Sont-ce des dessins d'une photo, ou d'une photo d'un tableau d'après une photo? Sont-ce des photos modifiées pour imiter un dessin? L'aquarelle représentée entête est-elle vraie?
L'insoutenable légèreté du numérique
Ce qui me frappe, c'est l'extrême fragilité du travail numérique. Selon certains experts en informatique, on n'aura jamais pris autant de photos et de vidéos qu'à notre époque. Et paradoxalement il n'en restera jamais aussi peu de traces. C'est évidemment le support numérique qui est en cause. Avant on était obligé de développer au moins les négatifs de ses photos avant de pouvoir visualiser son travail. Ces négatifs restent une trace tangible et matérielle de ce qui fut observé. Mais actuellement tout est dématérialisé et on se contente au mieux de graver le contenu du répertoire photo sur un CD sans savoir si dans 20 ans on pourra encore le lire. Au pire le répertoire sera effacé par un virus (voir le chapitre suivant). Dans une célèbre université belge dont je ne citerai pas le nom par charité, un professeur me confiait qu'ils avaient commencé à transférer leur bibliothèque sur support informatique. Le transfert n'était pas terminé qu'ils devaient déjà recommencer à numériser les premiers livres... Oui, on est peu de choses...
Négatif d'une photo ou montage numérique ? © Eric Itschert. |
Le travail sur des images numériques me passionne pourtant. Nous sommes dans une civilisation où jusqu'il y a peu, l'image pouvait servir de preuve de la réalité d'une chose. Evidemment, depuis les progrès géniaux de programmes de retouche de photo numérique on ne peut absolument plus se fier à la réalité de ce qu'une photo est censée représenter. On pourra m'objecter que du temps de Staline en URSS la retouche photo était déjà utilisée, mais cela restait l'exception. Au contraire, maintenant, ce sont les photos qui n'ont pas été retouchées qui font exception dans le milieu de la mode et de la publicité. Pourtant le public ne semble pas avoir assez intégré cette nouvelle donnée, il en est par conséquent victime.
C'est une des raisons pour laquelle j'ai commencé à travailler aussi en photo, depuis 2007, sur cette problématique qui me fascine. J'utilise de très petits moyens pour prouver que la métamorphose de la réalité est à la portée de tout le monde, du moins dans le domaine de la photographie numérique. A propos des métamorphoses : en cela mon travail en photo numérique rejoint certaines préoccupations de mon travail pictural. Ma peinture a l'air de reproduire la réalité, pourtant celui qui la croit hyperréaliste se trompe totalement. C'est cette illusion que ma peinture dénonce ; elle doit amener celui qui la regarde à constamment s'interroger.
Interrogation sur la photo numérique : non seulement le témoignage du document numérique sur l'éventuelle réalité matérielle de ce qui est représenté est insoutenablement léger, mais on peut aussi mettre en doute l'authenticité du document source si le document numérique se trouve être une photo d'un autre document (« document source ») genre lithographie, dessin, tableau à l'huile... Tout le monde connaît ces programmes photos à la mode permettant de simuler le style lithographique d'Andy Warhol à partir d'une photo quelconque.
Lithographies ou montages numériques ? © Eric Itschert.
Quelle est la photo initiale? Est-elle en noir et blanc? |
Autoportrait nu, photo © Eric Itschert
Un de mes copains artistes ne jure plus que par la peinture par ordinateur. Il travaille avec une palette numérique et plusieurs écrans, il peut même décider du type de touche que son pinceau numérique laisse. Il consacre beaucoup de temps à chaque image, l'ordinateur ne permet pas de gain de temps et son matériel informatique a demandé un sérieux investissement financier. Mais il peut « peindre » en costume, et il n'y a pas d'odeurs de solvants ni de taches de peinture dans son atelier (c'est son argumentation, je la lui laisse)... Ensuite il fait imprimer ses images sur des toiles.
Moi je me demande juste pourquoi il veut singer la peinture alors qu'il ne peint pas vraiment, pourquoi il se met en costume et cravate pour travailler chez lui, et puis j'adore la confrontation avec la matière, la vraie ! Et ici j'en viens de nouveau à l'essentiel me concernant: jamais les couleurs, la transparence et la profondeur de ma peinture ne pourront être imitées en impression. Ce qui est imprimé, que cela soit de la photo ou de la peinture numérique, restera plat, sans relief, sans âme.
Tant de travail pour si peu de résultats ! Tant de travail pour ne produire que des images ! Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas cela. Leur œil doit être différent du mien, pour eux tout semble égal... Enfin, qu'est-ce qui restera de leur travail ? Dans les galeries d'art on assure que le travail en Cybachrome a une durée de vie d'un siècle, on dit la même chose en ce qui concerne l'impression au jet d'encre avec des encres spéciales dites « inaltérables ». Comme personne d'entre nous ne sera là pour le voir, je reste sceptique... A chaque chose sa place, j'apprécie une photo sur papier baryté, j'aime explorer les possibilités de la photo numérique, je voudrais retenter un jour l'expérience du travail vidéo. Mais ma spécificité reste la peinture, longtemps après que des intégristes illuminés, totalitaires et vaniteux aient proclamé la mort de celle-ci...
Travail effacé par un virus
Un travail vidéo
Travail effacé par un virus? J'ai eu la blague avec un copain. Il venait de terminer ses études artistiques. On avait décidé de faire un travail vidéo ensemble, et on avait déjà plusieurs jours de tournage et de montage derrière nous en vue d'une exposition collective avec contrat à la clef. Un de mes modèles y avait consacré du temps aussi en acceptant d'y jouer comme acteur, le plus souvent nu. C'était un très beau jeune homme, très sportif, que j'avais rencontré à la piscine. Il n'était pas farouche et adorait poser pour moi.
Scène en extérieur
Pour une scène en extérieur on avait été obligé de se lever très tôt pour aller jusqu'à la plage naturiste de Bredene : mon modèle devait y évoluer nu là aussi, mais on ne voulait personne autour de nous. Car l'univers de l'histoire était onirique, dans la ligne du surréalisme typiquement belge. C'était l'époque où j'avais rencontré l'écrivain flamand Hubert Lampo (je connaissais déjà son univers du réalisme fantastique, mais s'entretenir avec l'écrivain était particulièrement passionnant).
La sieste
La scène qui prit le plus de temps était celle où mon modèle se préparait à faire une sieste. Il se déshabillait entièrement, puis se couchait sur son lit. Une fois couché, la caméra s'approchait très près du modèle pour détailler le paysage de son corps et des draps dans le moindre détail. D'abord presque imperceptiblement mais ensuite plus visiblement, certains objets commençaient à s'animer et à se prendre d'affection pour lui. On faisait bouger coussins, polochon, draps et même les vêtements qui l'avaient rejoint sur son lit. Autant dire que notre personnage ne fit pas la sieste.
Montages et trucages
Tous ces trucages, en partie réalisés en vrai, exigeaient des montages compliqués. On a rarement autant ri. Un rideau de sa chambre devait servir de lien entre chaque scène, ainsi on avait emmené le rideau et de quoi le fixer à Bredene. Là-bas devait se dérouler la scène finale, où notre modèle courait sur la plage pour rejoindre la mer et y plonger. Une scène particulièrement compliquée était celle où on devait le voir nager. L'eau de la mer du nord est trop opaque et sablonneuse que pour offrir de belles transparences. On s'était fait prêter une piscine privée pour faire évoluer notre personnage, mais le bleu de la piscine était gênant. Alors on avait essayé de tendre une grande bâche beige sous l'eau pour en changer la couleur.
Après l'échec de notre tentative on s'était dit que puisqu'on était dans un univers onirique, le personnage pouvait tout aussi bien plonger dans la mer et se retrouver dans une piscine. Il fallait juste retrouver un objet qui fasse le lien entre les deux scènes et on opta pour un poisson volant, maquette qui accompagna aussi notre modèle dans notre deuxième passage obligé à Bredene pour refaire la scène où il devait entrer dans la mer...
C'était génial comme programme ordinateur : le montage de la vidéo, son, séquences et images était un jeu d'enfant ! Cela nous permettait de créer quelque chose avec très peu de moyens. Quand le travail fut presque terminé, l'ordinateur de mon copain fut ravagé par un virus... et il n'avait pas sauvegardé de copies !
Tout n'a pas été effacé
Le plus affecté fut mon modèle, à vingt ans on a peu d'indulgence pour les erreurs des autres et il s'était lancé dans cette aventure à corps perdu. Heureusement il me restait à moi quelques très belles photos analogiques faites avec mon appareil photo, et un carnet avec des textes et des esquisses griffonnés à la hâte, c'était mon scénario. Moi et mon modèle on avait apporté les idées. Mon copain s'était contenté de la partie technique car à l'époque déjà il était en panne totale d'inspiration, mais c'était aussi lui qui avait apporté le projet de contrat. Moi je ne connaissais absolument pas le travail en numérique.
Contrat perdu
J'ai gardé un bon contact avec mon modèle, mais celui-ci ne prétendit plus voir mon copain apprenti artiste vidéo. La perte fut aussi une catastrophe pour mon copain car il avait ce contrat en vue avec une galerie : on devait projeter la vidéo dans une des salles de la galerie et en profiter pour présenter mon installation de château de sable et deux de mes tableaux. On n'a pas su respecter la « dead line » et le contrat tomba à l'eau. Mon copain était définitivement grillé auprès de la galerie, moi non car je découvris qu'il n'avait pas encore dévoilé notre collaboration à la galerie.
Il prétexta que la galerie ne voulait travailler qu'avec de tout jeunes artistes et que moi évidemment j'étais plus âgé. Il n'aurait finalement pris que la vidéo et l'installation, à condition que les deux soient faits à nos deux noms. C'était impossible pour l'installation car je l'avais déjà exposée à ma galerie d'Anvers. Il ne restait donc que le projet vidéo. Mon copain insista pourtant pour que l'on recommence. Il voulut à tout prix avoir mes documents, mais le fait de dépendre entièrement de lui pour la technique, et l'impression d'avoir finalement travaillé pour lui comme « petit nègre » me mettait mal à l'aise. Le contrat perdu, travailler avec lui ne me semblait plus opportun. La confiance s'était brisée (1).
De toute façon mon modèle refusa énergiquement d'encore travailler avec lui. Je perdis de vue ce copain et à ma connaissance son nom n'est jamais apparu sur la scène artistique belge. Seul mon modèle reçut une copie de ce qui restait du travail. Ce qui restait du travail : des notes et des croquis sur papier, et des photos analogiques... Ce goût de cendres m'a dégoûté de travailler en vidéo numérique pour un bon petit bout de temps...
(1) Il ne faut pas oublier que je connaissais cet étudiant depuis un petit temps, et que dans l'enthousiasme d'un projet on perd parfois le sens des réalités. Mais aussitôt que j'ai appris que je n'avais pas été présenté à la galerie comme coauteur du projet j'ai fait ma petite enquête. J'ai découvert par un des condisciples de l'étudiant qu'il était passé maître dans l'art de la manipulation et de l'opportunisme. Il avait réussi le coup de maître d'avoir son diplôme en phagocytant les projets d'autres artistes sans jamais rien créer par lui-même. Et le condisciple de me citer en riant une liste d'artistes et d'étudiants parasités. Son plus grand art était de faire travailler d'autres pour lui. Les profs n'y ont vu que du feu! Par ailleurs purement techniquement il était particulièrement doué! Le milieu de l'art n'est pas différent des autres: une jungle d'où éclosent parfois quelques belles orchidées... Je ne regrette pourtant rien de cette expérience: elle fut particulièrement enrichissante!
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