265) Bigre, photo tramée

"Bigre ! Pourtant on n’a rien fait?"

« Bigre ! Pourtant on n’a rien fait ? » , photo tramée, © Eric Itschert.

Lors de mon exposition début 2017 j'ai présenté les premières photos tramées, elles démarraient une nouvelle série d’œuvres réalisées entre 2016 et 2018. À l'époque je notais ceci:

" Je suis occupé pour le moment à de grandes compositions numériques style BD, en vue d’une exposition future.

Elles compléteront la série sur les piscines. 

Je me rends compte que c’est beaucoup de travail si on veut pouvoir agrandir la photo à plus d’un mètre de largeur: la moindre erreur se voit à une pareille échelle. Heureusement j'ai un copain photographe qui possède un écran ordinateur où il peut me montrer mes photos à taille réelle."

Quand j'étais petit, j'aimais beaucoup regarder certaines cases de mes bandes dessinées avec une magnifique loupe reçue de ma grand-mère. J'avais l'impression de rentrer littéralement dans la scène ou le paysage. Je m'émerveillais aussi devant la richesse des trames (maillage de points) qui se dévoilaient devant moi. Il s'agissait d'une impression en quadrichromie (quatre passages, bleu cyan, rouge magenta, jaune et noir). C'était à l'époque une impression plutôt rudimentaire, exécutée sur du papier d'assez mauvaise qualité. Parfois certaines impressions incluaient deux couleurs supplémentaires, le vert et le mauve. C'étaient les plus belles!

En classe de poésie (avant-dernière année des études secondaires), lors de mes humanités au collège de Jésuites, notre titulaire de classe nous emmena voir une exposition d'art contemporain à Bruxelles. On découvrit entre autres le peintre pop Roy Lichtenstein. Quelle ne fut pas ma déception en voyant son œuvre! Les cases de bande dessinée avaient beau être agrandies démesurément, leur trame ne reflétait en rien toute la richesse de celles de mes bandes dessinées. Tant de travail pour un si pitoyable résultat! Lichtenstein eut l’honnêteté d'avouer lui-même à propos de son œuvre: « Je pense que mon travail est différent de la bande dessinée, mais je n'appellerais pas ça une  transformation; quoi qu'il signifie, je ne pense pas que ce soit important pour l'art» (John Coplans, Roy Lichtenstein, 1972). Pourtant le style  de Roy Lichtenstein fut ensuite sur-copié.

Bien plus tard, en découvrant Photoshop, je compris que je pourrais enfin réaliser ce rêve d'enfance qui était d'agrandir démesurément des cases de bande dessinée sans perdre la richesse des trames. Un univers incroyable et inexploité se dévoila devant moi. Trop de gens se contentaient d'effleurer ce domaine et continuaient à imiter Lichtenstein. Je compris qu'en fait Roy Lichtenstein n'avait pas eu la chance de vivre à mon époque, si riche en découvertes technologiques. Il était né trop tôt, la pauvreté de son travail n'était en rien de sa faute, il avait au moins essayé...

Sans perdre la richesse des trames... 'Bigre! Pourtant on n'a rien fait?',
détail, visage d'Andrea. © Eric Itschert.

Un travail de recherche délicat...

Chaque photo de cette série tramée est le résultat d'une recherche très poussée sur les superpositions et les décalages des trames. Une seule photo me prend plusieurs jours de travail, il y eut des ratées mais à côté de cela que d'émerveillements! La photo "Bigre! Pourtant on n'a rien fait?" est une des premières de la série. Elle a été présentée en petit format lors des expositions 'Irréductibles' (2017) et 'Scandale' (2018).

Un texte.

SALE PÉDÉ!

Andrea et moi on se promène à Lyon. Ah oui, Andrea est un prénom masculin en Italie, il s’écrit sans accent au contraire du prénom féminin en français. Oui, Andrea est un jeune homme avec un petit côté féminin, il assume très courageusement je trouve. Soudain on entend de l’autre côté de la rue : 

« - Sale pédé ! » 

Andrea sursaute. C’est comme si je lisais dans ses pensées : 

« - Bigre ! Pourtant on n’a rien fait ? Et je suis tout propre, j’ai pris ma douche ce matin… » 

Une colère noire m’envahit. En nous laissant aller à nos jugements arbitraires, nous enfermons l’autre dans un rôle dont il ne pourra plus s’échapper. Des fois on s’en prend verbalement, si pas physiquement, à l’autre. En attaquant sa différence c’est à son existence même que nous en voulons. Quand celui qui n’est pas nous nous gêne, c’est sa vie même qui nous gêne. 

Heureusement ce n’était rien, ce ne sont que deux adolescents qui s’invectivent pour le jeu. Je mets une main sur l’épaule du jeune homme et l’entraine : 

« - Viens Andrea, montre-moi le quartier dont tu m’as tant parlé… »


Texte de présentation de la photo à l'exposition 'Scandale' au Centre Culturel de Tubize début 2018.

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