355) Une chaleur à ramollir les crayons

 

‘Une chaleur à ramollir les crayons’, 41 cm x 31 cm,
 aquarelle et crayons de couleurs sur papier Arches grain fin 300g/m2 pur coton,
 © Eric Itschert.



Cette aquarelle révèle un petit bout de l’histoire de notre temps. Comme je l’ai expliqué dans la note précédente, Covid 19 et confinement obligent, je puise mon inspiration actuelle dans d’anciennes esquisses pour en faire des œuvres nouvelles. Nus, natures mortes, paysages, tout est bon pour maintenir un travail journalier malgré la crise. 


Une esquisse de 1988 


Parmi mes anciennes esquisses il y en a une que j’aime particulièrement. Elle a été réalisée à Godinne, en 1988, sur la terrasse d’un café qui n’existe plus depuis longtemps. La terrasse était en léger surplomb sur la Meuse. C’était un 14 août, j’avais fait une immense promenade et j’étais assoiffé car il faisait très chaud. J’emmenais toujours de quoi dessiner avec moi. Du coup, une fois assis sur un coin de la terrasse je pris mon carnet de dessin et mes crayons de couleurs et je fis une petite esquisse. J’enlevai le siège face à moi pour évacuer un élément compliquant inutilement la scène. D’habitude quand j’avais très soif je buvais de l’eau plate. Mais ici ils n’avaient que du Perrier, de l’eau gazeuse. En 1988 c’était encore de l’eau de source, j’aimais beaucoup son goût. Elle venait de Vergèze, dans le Gard. La bouteille était en verre, cela évitait d’avoir du plastique dans son eau. 


Perrier, une marque victime de sa notoriété 


Malheureusement la marque Perrier fut victime de sa notoriété. Elle avait réalisé des publicités assez ingénieuses, accompagnées d’objets publicitaires. J’en ai gardé en souvenir un bloc de papier à lettres. Le Perrier était devenue l’eau minérale la plus vendue dans le monde. Comme souvent, dès qu’une chose fonctionne bien l’une ou l’autre multinationale s’en empare. Le 22 mars 1992, Nestlé prit le contrôle de Perrier par une OPA inamicale. Et, le pire de tout, la multinationale garda le contenant - la marque et l’emballage - pour le remplir d’un contenu qui n’avait plus rien à voir avec celui d’origine. Perrier est devenu une eau artificielle et industrielle sans intérêt, embouteillée dans du plastique. En Belgique il vaut mieux encore boire de l’eau du robinet à défaut d’eaux minérales locales comme le Spa. C'était un exemple type de comment une multinationale pouvait vampiriser une chose jusqu'à la vider totalement de sa substance originelle.



Du papier à lettres ‘Perrier’, détail.
Les feuilles sont minces, légèrement translucides.



Des étiquettes modifiées. 


Sur mon esquisse j’avais reproduit fidèlement les étiquettes des bouteilles de verre de l’époque. Si ma mémoire est bonne, les étiquettes étaient faites de peinture émaillée, souvenir du moment où les bouteilles étaient encore consignées. On pouvait les laver sans devoir chaque fois renouveler les étiquettes, c’était assez ingénieux comme système. Le logo « Perrier » était inscrit sur fond vert, parfois c’était le verre de la bouteille qui faisait office de fond. 

Mais je n’avais aucun document pour vérifier mon hypothèse. Alors j’ai reproduit une autre étiquette sur mon aquarelle, une étiquette en papier celle-là. J'ai magnifié le paysage derrière le muret.



Le logo « Perrier » était inscrit sur un fond vert.
Détail de l’esquisse  « Godinne, le 14 août 1988 », © Eric Itschert.


À propos du titre de l’œuvre.


Un titre qui décrit ce qu'on voit dans une œuvre n'a selon moi pas grand intérêt. Mieux vaut alors ne rien mettre du tout. Si on peint une nature morte avec un panier d'oranges, inutile de rajouter un titre "panier d'oranges". On le voit bien que c'est un panier d'oranges. Ou alors on joue contre les conventions comme Magritte, et on écrit "cheval" ou encore "ceci n'est pas un panier d'oranges". Mais cela devient vite très ennuyeux. Bien sûr que ce n'est pas un panier d'oranges, c'est une peinture représentant un panier d'oranges, et ça aussi on le voit bien. C'est de la masturbation intellectuelle. Ce n'est pas la partie de Magritte que je préfère, j'aime ses tableaux pour leur poésie incroyable malgré le fait qu'il s'en défendait. Jouer contre les conventions amène de nouvelles conventions encore plus fastidieuses. Certains tableaux de Magritte ne contenaient plus que des textes dans des sortes de phylactères. Ce ne sont de loin pas ses meilleurs.

Pourtant, par facilité, j’ai souvent mis des titres descriptifs ou désignatifs (exemple : « Au bord de l'eau »). Cela facilite les listes de dépôt dans une galerie : un titre descriptif permet de retrouver plus facilement une œuvre qu’un numéro. J’avais dérogé à cette règle lors de la peinture de mes piscines avec des numéros genre « FG20 », mais ce n’était pas facile à gérer. La série des aquarelles de piscines commençant par « FG » avait été spécialement conçue pour la Framing Gallery

Le titre idéal, pour moi, est celui qui évoque une chose qui n’est pas peinte dans le tableau. Il complète l'œuvre. Par exemple dans « La mer aux pierres d’ambre cachées », on ne voit pas les pierres d’ambre. Elles y sont mais elles sont cachées. Ou bien encore dans « À la frontière du domaine enchanté », la frontière est invisible, on remarque juste une borne qui pourrait en effet être une borne-frontière. 

Ici le titre était important par le mot : « chaleur ». Je n’ai pas courbé les crayons dans une tentative stérile d’imiter les montres molles de Salvador Dali. Mes crayons ramollissaient parce qu’il faisait trop chaud, point barre, il n’y avait nul surréalisme là-dessous. Mes crayons et ma gomme mous étaient de simples hiéroglyphes-idéogrammes indiquant le contexte de la scène: il faisait horriblement chaud. 


Une œuvre se suffit à elle-même.


Je suis convaincu qu’une œuvre doit se suffire à elle-même. C'est un gage de sa qualité artistique. Si elle ne se suffit pas à elle-même alors c'est une chose médiocre sans intérêt. Je suis souvent excédé par des idioties ‘sauvées’ par de longues explications vaseuses et conceptuelles. Autant écrire un livre, c'est de la littérature. Pourtant, si une œuvre est bonne, elle peut encore être enrichie par une histoire (racontée à propos du sujet de la peinture), et/ou par son histoire (les tribulations de la peinture elle-même). Le fait qu'une œuvre doive se suffire à elle-même ne doit pas nous entrainer vers des attitudes négatives ou intégristes. 

Une fois l'œuvre bonne, son enrichissement par une ou des histoires peut être très intéressant. Dire le contraire c’est ignorer la motivation de la plupart des collectionneurs, c’est faire fi de leur fétichisme incroyable allant jusqu’à l’absurde, c’est être particulièrement hypocrite par rapport aux mœurs de notre société. Les vêtements de Tartempion n’ont d’intérêt pour personne, ceux d’une vedette de cinéma peuvent se vendre à prix d’or même si en soi ce n'est pas de l'art plastique mais plutôt l'art de monter une chose en épingle. La soif de certaines personnes pour les reliques n'est pas que religieuse, et elle n'a pas de bornes. 

Et la valeur d’un tableau s’écroule si on dévoile que c’est un faux. Soudain les « experts » découvrent avec beaucoup de tartuferie que ce tableau qu'ils avaient reconnu comme vrai n’était finalement pas si bon que cela, qu’il était même « plat ». Le métier de faussaire a toujours été très ingrat. Une bonne œuvre avec un solide pédigré et une histoire intéressante se vend beaucoup mieux. Alors pourquoi se refuser un tel plaisir? Le plaisir de raconter, c'est une des motivations de ce blog...




Commentaires

  1. hello Eric
    j'ai lâché un rire en voyant tes crayons très original ils me font penser a Dali

    ah ça on y échappe pas les multinationales sont en passe (ou déjà) de diriger le monde, les dirigeants ne sont plus que des marionnettes. a leur botte !

    bon dimanche soleil en buvant de l'eau du robinet ☺☺
    bisous ☺

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    1. Coucou chère nays,

      Oui mais contrairement aux montres de Dali même mous mes crayons sont toujours restés fonctionnels, seule ma gomme était devenue horriblement collante! :D

      En vrai, certaines gommes doivent être tenues en dehors d'une trop grande chaleur et de la lumière. J'avais un maître de stage en Architecture qui m'a appris qu'il fallait soigner ses gommes, après usage on les rangeait dans une petite boîte métallique, à l'abri de l'air et de la lumière. Au tout début il m'arrivait de gâcher un dessin uniquement par un trait de gomme restant visible!

      L'eau du robinet: oui, je ne bois que ça, en Belgique elle est de qualité! Il n'y a qu'au restaurant qu'on ne nous laisse pas le choix, contrairement à la France: là on reçoit une carafe d'eau... Mais bon, il y a longtemps que que je n'ai plus mis un pied dans un restaurant ;-)

      Bisous, que ta semaine soit belle!

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  2. vrai au moins elles sont toujours efficaces, j'ignorais qu'il fallait prendre un tel soin avec les gommes ☺

    aussi on a toujours bu l'eau du robinet sauf quand on bougeait ☺
    bisous et bonne journée ☺

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    1. Moi aussi j'ignorais au début! Le pire c'est pour les aquarelles: on croit que tout est en ordre et puis en développant un beau lavis on découvre des taches sur le papier: l'aquarelle n'a pas pris de la même manière sur les surfaces gommées! Bien sûr on peut éviter ce problème en enduisant la feuille de fiel de bœuf, mais je n'aime pas trop cette solution.

      Je ne sais pas si cela a un lien, mais il existe des gommes sans PVC et avec celles-là je n'ai eu jusqu'ici aucun problème (je les protège quand-même de la lumière). Seul ennui: elles coûtent souvent le double des autres...

      Bisous, bonne journée!

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  3. Magnifique! J'en ai trop chaud :D

    Bisous, bonne semaine!

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    1. C'est le réchauffement climatique, déjà en 1988. Bisous!

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